Cette année (1980), nous serons de plus en plus nombreux à écouter Guy Béart, le plus déconcertant des « grands » d'aujourd'hui.

Un Guy Béart dont on commence seulement, après vingt-deux années de carrière, à mesurer le rôle fondamental qu'il n'a cessé de jouer dans l'évolution de la chanson.

Son écriture et son sens de mélodiste n'ont jamais été mis en cause. En revanche, ce qui ne lui a pas été reconnu, c'est son action de pionnier permanent au niveau des thèmes développés !


S'il ne fallait que deux preuves de l'incompréhension dont est victime ce Prophète souriant qui se définit lui-même comme un pessimiste gai, il suffirait de citer deux de ses meilleurs titres : les Temps étranges et Idéologies, qui n'ont connu que des succès très limités :
• Idéologies, chanson écrite en 1961 sur la chute des idéologies, réécrite et enregistrée en 1971 mais non publiée, parce que trop tôt, enfin mise sur album en 1978... toujours sans succès public... Trop tôt encore.
• Les Temps étranges ou la fin du monde, présentée à Boris Vian et Jacques Canetti en 1957 ; pour le premier disque avec Chandernagor et Bal chez Temporel. Trop tôt ! Boris Vian dit : Ne sors pas ça, moi je suis dans un ghetto, toi tu as la chance de faire des chansons populaires, mets ça de côté. La chanson est enfin publiée en 1962 ... sans succès, republiée en 1978 dans l'album Futur, Fiction, Fantastique, elle commence à peine à démarrer.
Doit-on en conclure qu'il est très dangereux d'être en avance et de dire des vérités ? De traiter les problèmes majeurs de notre temps avec dix, voire quinze ans d'avance ? Ou bien doit-on rechercher dans le personnage Béart les raisons de cette incompréhension ?

Car c'est surtout en tant que personnage que Béart est déconcertant, dérangeant, irritant même. Personnage qui ne correspond, comme l'a écrit Robert Beauvais, à aucun des personnages traditionnels de la chanson française qui sont repris de génération en génération, ni grande gueule ; ni défendeur des grands principes et des grands sentiments ni Don Quichotte, ni grand-père sécurisant, ni révolté permanent, il dérangeait en fait, parce qu'il était un personnage nouveau dans la chanson, qui tenait à rester sans étiquette, ni blanc, ni noir.
Défendant la tolérance, la fraternité, l'arc-en-ciel avec toutes ses chansons, ce qui était très suspect naguère devient enfin compréhensible avec et pour la jeunesse d'aujourd'hui. Ce personnage semble d'ailleurs ressembler à un autre qui, lui, n'a pas été reconnu de son vivant, c'est Boris Vian.

Il arrive à Béart ce qui est arrivé à Vian cet autre Martien aux yeux clairs malheureusement après sa mort. Boris Vian qui traduisait le Monde des A de Van Vogt en 1957, qui venait écouter Béart aux Trois Baudets, qui ne savait pas se comporter sur scène, qui dégageait de la froideur alors que la générosité était derrière (Béart a mis dix ans à s'habituer à la scène), personnage ni tout blanc ni tout noir. D'où les difficultés ; un personnage qui n'est pas un remake est, comme le printemps, toujours contesté par l'ordre ancien. Il est vraisemblable que par l'introduction de ses idées (Qui suis-je, La Vérité, Le grand Chambardement, Le messie, Tourbillonnaire, et tant d'autres ... ) mais avec douceur, ce dynamiteur de charme a fait une sorte de révolution tranquille.

Tout doucement, presqu'insensiblement, en bouleversant les règles sacro-saintes, de la chanson à la télévision... en passant par le comportement. S'il a pu tenir, c'est peut-être grâce à la popularité de certaines de ses chansons. Mais d'autres, aussi importantes, sont restées dans l'ombre.

Le public l'ayant rejoint petit à petit, l'occasion est enfin bonne pour que s'efface définitivement le malentendu. Pour que le Béart à la tolérance lucide permanente, à la fraternité affichée pour toutes les couleurs et surtout pour celles qui pleurent, ne soit plus celui qui déconcerte mais celui qui est la jeunesse et qui a écrit Ce n'est pas parce que l'automne et l'hiver viendront quil faut arrêter le Printemps.

HENRI QUIQUERÉ