GUY BÉART
Bribes d'interview avec...


En 22 ans de chansons, à part le
Beauvais-Seghers (1965), Béart s'est refusé à tout livre sur lui ou par lui. Le chanteur préférait chanter et ne voulait pas s'exprimer autrement que par ses chansons. Nous avons donc été amenés à glaner sous le titre bribes en vrac les déclarations de Guy Béart, éparses dans diverses interviews, qui s'intègrent avec les chansons de ce double album, lequel se révèle d'une étrange et grande actualité.

1959 : Le débutant Béart annonçait déjà l'évolution de la chanson que nous constatons aujourd'hui.

 

Préface de Guy Béart au livre d'André Halimi : On connaît la chanson

La chanson est une petite chose très ancienne qui risque aujourd'hui de prendre une place majeure. Cette place, elle la doit à sa dimension qui est à l'échelle des besoins actuels : très ramassée, en forme de coup de poing, de slogan un peu allongé, c'est une pilule d'art que l'on déguste, de gré ou de force, entre deux urgences. Aucune construction artistique n'est mieux adaptée qu'elle aux moyens de diffusion et de prospection du public qui sont et seront de plus en plus obligatoirement utilisés.

De ce fait, elle a été bien vite la proie de chercheurs d'or, visionnaires, aventuriers ou bandits, qui sont partis, barbus vers ce nouvel Eldorado, paradoxalement vierge. Il naît ainsi une nouvelle aristocratie qui n'est encore qu'un ramassis de ruffians parmi lesquels de grands capitaines aux visions larges, des marchands de fournitures aux appétits féroces, et d'obscurs artisans de talent.

Dans certains pays, l'accélération a vite provoqué la préfabrication concertée de la chanson, œuvre d'une douzaine de collaborateurs, usinant une chanson comme on met au point un objet en plastique destiné à satisfaire les goûts les plus généraux, les plus terre-à-terre.

En France, il y a les aventures individuelles qui parfois marchent et tiennent à contre-courant. Les créateurs originaux sont d'ailleurs souvent soutenus par ceux-là mêmes qui drainent la masse, et se trouvent finalement annexés par eux en toute tranquillité ; ou bien ils luttent quelques temps contre ce qui n'est malheureusement, ou heureusement peut-être, que la force des choses.

Les besoins sans cesse augmentant font que le bon triomphe également à côté du mauvais. Et le mauvais n'est pas si méchant que ça : il lui plaît de soutenir le bon qui, parmi tant d'or, lui procure ses lettres de noblesse.
Toute volonté brandie fermement et continuellement, obtient ainsi gain de cause, bien que cette victoire, qu'elle doit mériter chaque jour à nouveau, ne gêne pas un instant le magma courant.

Tout particularisme, tout paradoxe apparent a droit de cité dans nos temps modernes. Nous arrivons ainsi à un océan de molécules identiques d'où émergent quelques monstres qui nagent sans encombre ou agonisent lentement.

Guy Béart 1959

 

Avec Francis Bueb (1960)

Francis Bueb : Vous chantez aussi La Vérité, Vous en parlez comme d'une chose fatale.

Guy Béart : je chante la crise de l'homme, la crise de son âme, sa joie aussi : j'aime les périodes de fronde, quand le monde foisonne. C'est nécessaire pour réveiller les hommes et c'est la preuve que le monde est en devenir, que le printemps approche. J'aime les réveils. Dire la vérité, c'est accepter d'en souffrir.

 

Avec Raymond Lavigne (1967)

Ceux qui veulent dégrader le public sont eux-mêmes dégradés...
Chaque fois que quelqu'un me dit que le public est bête, j'ai la crainte qu'au fond, il veuille le rendre bête. Par contre, si je pars du principe que l'homme, seul ou en groupe, est intelligent, je suis sûr qu'il répondra avec gratitude à ma sincérité...

 

Avec Robert Beauvais (1967)

Je refuse la civilisation du Prêt-à-jeter.
Si certaines de mes chansons ne marquent pas aussitôt, elles demeureront peut-être.

 

Avec J.-P. Hauttecœur (1967)

J.-P. Hauttecœur : Et la chanson engagée ?

Guy Béart : Une chanson n'est jamais totalement gratuite. Il y a des chansons pour se battre. Mais là encore il faut qu'elles se chantent. Sinon, écrivez un article, un livre, brossez une toile. On peut dire sa vérité sans être étiqueté. Je crois que je vais y arriver. Sans me contredire, sans racoler un public.
On m'a dit la famille,
Les dollars, les autos,
On m'a dit la faucille,
On m'a dit le marteau,
On m'a dit, on m'a dit, on m'a dit,
Et puis on s'est contredit.

 

Avec Roger Andrey (mai 1968)

Roger Andrey : Que pensez-vous ? Comment agissez-vous en ce moment ?

Guy Béart : Par ce que j'ai écrit et aussi par ce que j’ai fait, je crois que j’ai contribué un peu à une prise de conscience. Cependant, je suis avant tout poète et je vois tâcher de continuer de témoigner de notre temps. Il est vrai que jusqu'à maintenant je n'ai jamais voulu être synchrone avec l'action. Je crains qu'actuellement les gens qui font quelque chose seront très rapidement obligés de se contredire.

 

Avec F.-M. (juin 1968)

Abandonner Paris en ce moment est un crime. Il y a tant de choses à défendre des trois côtés de la barricade.
Aujourd'hui, la barricade n'a pas deux côtés, mais trois. Le troisième, on le découvrira plus tard.

 

Avec René Bourdier (1970)

Chaque homme est un Messie. Et nous sommes quatre milliards !

Guy Béart : Et si l'époque ne continue pas à vouloir fabriquer des larves et des esclaves. Bon. Je le dis à haute et intelligible voix (je rappelle que nous sommes dans un café, entourés de consommateurs), chaque homme étant pleinement éclairé est en somme le messie du monde, chaque homme est un messie, chacun des quatre milliards d'individus.

René Bourdier : ???...

G. B. : Si, Pourquoi ? Parce que chacun, bientôt, va avoir dans sa maison, dans son tiroir, sa bombe atomique. La technique s'apprend très vite, et elle se développe très très vite. Donc, si chaque homme ne devient pas cet homme que je dis, ça va sauter, vous verrez comme ça va sauter ! Alors, disons comme Jonas qui prophétisait : Dans quarante jours, Ninive sera brûlée et détruite, disons-le pour que Ninive ne le soit pas. Et le pauvre Jonas, souvenez-vous combien il était malheureux. Il a dit à Dieu : Dis donc, tu m'as pris pour un con. J'ai annoncé des choses qui n'ont pas eu lieu. Je fous le camp. Tout ça, c'est des symboles, évidemment, mais si quelquefois je dis la fin du monde, c'est que quelquefois elle est possible, les cataclysmes sont possibles.
Mais Dieu ! que Je suis optimiste ! Qu'elle n'ait pas lieu ! Que les hommes pensent le plus vite, le plus humain possible pour qu'elle n'ait pas lieu.
Avec ça, J'ai l'impression que je fais des chansons qui vont, comme vous dites, loin. J’en ai aussi qui ne veulent pas dire grand-chose – ni rien.

R. B. : Rien, ce n'est pas tout-à-fait exact. Parce que vous êtes, et vous avez raison de le dire, un homme curieux de la vie.

G. B. : Je ne suis pas enfermé dans une tour d'ivoire. Je ressemble à n'importe qui et je veux ressembler à n'importe qui, ce n'importe qui étant pour moi d'une essence très noble.

 

Avec René Bourdier (1970)

René Bourdier : Quelle est, pour vous, l'importance de la chanson ?

Guy Béart : Je pense, que la chanson est une grande chose et que les auteurs qui prétendent le contraire le font par pudeur. D'ailleurs, chaque chose que l'on fait est grande. Si je fabrique une table, c'est une grande chose, si je souris à quelqu'un, si j'écris un vers ou une lettre, c'est une grande chose. Tout est important. Ce qui compte le plus toutefois, c'est la façon dont le courant d'humanité passe. Si la chanson est une grande chose c'est qu'elle pénètre beaucoup de gens et leur permet d'être ensemble.

R.B. : Alors pourquoi la pudeur de cette chanson terrible : En Marchant ?

G. B. : Voilà ! Si je vous dis : permettez-moi d'avoir de la pudeur, c'est tout mon style, si style il y a, de ne pas ouvrir la fenêtre. Par exemple, pour En marchant le long des routes, j'avais trois positions possibles. Première position : après avoir prononcé les paroles cruelles à l'image d'un monde cruel dont je n'aime pas, bien entendu, la cruauté, j'aurais pu dire : Je m'indigne, voyez-vous, je m'indigne ! Et les gens auraient dit : Béart s'est indigné. Quel courage, quel cœur ! Rentrés à la maison, ils auraient dit fiers comme Artaban : On est allé s'indigner avec Béart. En chantant, car les gens chantent avec moi quand j'essaie de faire de bonnes chansons. Alors, s'étant indignés, ils n'auraient plus eu rien à faire qu'à boire leur café et se mettre au lit.
Deuxième solution : si je voulais adorner cette chanson d'un personnage plus traditionnel, si je voulais être sympathique, je pouvais dire :
Et moi, homme solitaire,
Du fond de mon réduit
J'embrasse le monde entier,

ce qui aurait fait dire : il a le cœur gros comme une maison.
— Il est généreux, quoi
— C'est ça, en chantant avec moi, ils sont donc généreux, ils ont eu leur bol de générosité, ils ont fait leur bonne action. Et puis, une fois encore, c'est tout : le café et le lit.
Troisième position, qui nous est la plus sympathique : Si on se donnait la main, on finirait bien par en sortir. Évidemment, on a toujours envie de dire ça, et en fait ça finira bien par avoir lieu. Mais je sens que le monde est en litige ; même cette position donnerait bonne conscience aux gens.
Alors, mes chansons se terminent sur des interrogations. Je ne donne pas de solution. Pourquoi ? Parce que la question reste en suspens, comme notre temps macéré, bouleversé, écartelé.

R.B. : La chanson est poésie. Mauvaise, médiocre ou bonne, selon qui la pratique, mais de la poésie. Je pense de vous que vous êtes un véritable poète. Toutefois...

Béart embraye à toute vitesse.

G. B. : Et je pense, moi, que le public est le plus grand poète. Je macère mes chansons et c'est lui qui les crée. Je ne suis là que pour lui servir de porte-parole. Je suis un élément, une goutte dans la vague, une goutte qui veut se singulariser, sortir du peloton, mais rien de plus. Je ne témoigne que de ce que les autres pensent, plus ou moins confusément, et que je leur restitue. Si c'est un écho fidèle et profond de ce qui est seulement caché sous la pellicule, ça marche et ça pénètre, alors que si c'est seulement l'expression d'un individu solitaire, ça ne marche pas.

R.B. : Revenons au présent. A quelles règles obéit l'auteur Guy Béart ?

G. B. : L'important pour moi, c'est à tous les coups d'être propre. Pas de démagogie, pas de sincérité fausse. Je dois me méfier des mots, des entraînements. Je me censure donc beaucoup. Ce n'est pas de l'autocensure, c'est du fignolage ; c'est, pour moi, retrouver la sincérité de l'élan premier.
En tout cas, pour finir de répondre à votre question, j'ai l'impression que les chansons qui donnent des solutions en ce moment, n'aident pas à en trouver.
— Je dirais moi, qu'elles détournent des solutions possibles.
— Peut-être. Il vaut mieux, je trouve, écrire des chansons qui réveillent. Mais il en faut aussi pour rêver le soir. Il en faut pour que l'amour continue, que l'amitié continue, que les regards, les papillons, les étoiles continuent. Seulement, quand il s'agit de décrire notre monde en litige, permettez-moi, je le répète, de ne pas ouvrir la fenêtre. Sauf quand je dis : Quand on aime, on a toujours raison. Parce que, là, je crois que je tiens quelque chose d'assez vrai. Il y a des chansons pour rêver, des chansons pour se réveiller, des chansons pour marcher et des chansons pour rester couché. Mais il n'y en a pas deux qui se ressemblent.
— En particulier chez vous, qui êtes très éclectique.
— Quand je donne un récital, en première partie je mets les chansons les plus âpres, les plus fortes, les plus denses au point de vue du texte. Dans la deuxième, en revanche, je chante mes succès, de sorte que les deux parties ont une physionomie tout à fait différente. Et il y a tous les soirs des gens qui viennent me dire : J'adore ta première partie. Quels textes ! Quels poèmes ! Ils en rajoutent, quoi...
Si, ils en rajoutent, la louange est toujours excessive, mais nous vivons une époque d'extrêmes et qui ne va pas à l'extrême est balayé.
D'autres disent : Dis-donc, c'est des manifestes que tu écris... Aux uns et aux autres, je réponds : Attendez la seconde partie. De cette seconde partie, d'autres encore me diront : C'est joli, vos chansons, c'est gai, c'est populaire, mais..., à qui je réponds : Avez-vous écouté la première partie ? En fait, les gens ne viennent pas toujours au spectacle, ils ne peuvent pas tous se payer un récital. Ils écoutent le plus souvent la radio, ils ont ça par bribes.

R.B. : Quelles sont vos chansons préférées ?

G. B. : Je les aime toutes à des degrés divers. Quand je les fais, je les adore parce qu'on ne fait que ce qu'on aime. Sur le coup, je les trouve même géniales. Toutes. C'est après... (un éclat de rire extraordinairement comment mieux dire : jeune).

R.B. : Comment les écrivez-vous ?

G. B. : Je fais ce qu'on appelle du mûrissement accéléré, je vieillis mes chansons de vingt ans en trois semaines.
Au bout d'un certain temps, mon travail sur mille, cent chansons se concentre sur vingt, il y en a trente autres qui deviennent impossibles ou que je range en disant : C'est pas l'époque, c'est pas le temps ou encore : Ils ne sont pas prêts à encaisser celle-ci. Car je suis en avant garde tout le temps (sourire), quelquefois aussi en arrière-garde parce que, comme nous tous, je suis de n'importe où et de nulle part. Quand une chanson est terminée, je peux dire que je l'ai faite avec les autres, mais aussi avec mon temps, avec les journaux que je lis, avec la radio que j'écoute, avec la télévision que je regarde, en essayant de rester jusqu'au bout un inconnu et que la chanson elle-même reste autant que possible anonyme, comme si je ne l'avais pas faite.
Mes chansons sont mûries. Elles sont plus ou moins valables, certes, mais les juger, je ne pourrais pas. Cela me sera peut-être permis dans dix ans, je serai alors beaucoup plus sévère. Mais au moins elles ont été portées par une lame de fond.

 

Avec Norbert Lemaire (1976)

Nobert Lemaire : Vous gardez l'Espérance, folle ?

Guy Béart : Puisque je continue à chanter c'est que j'espère encore. Mais je continuerai à chanter la vérité. Elle est ma ligne de conduite, mon chemin difficile, Je suis un indépendant forcené. indépendance artistique et matérielle gagnée avec de durs combats mais grâce à laquelle je chante ce que je veux, comme je le veux. Et même si je me trompe quelquefois, cela ne fait rien. Je préfère avoir envie que raison.

N. L. : Vous considérez-vous comme révolutionnaire ?

G. B. : Je crois que je fais une révolution lente et tranquille dans la chanson. J'aime que les choses changent, que les choses bougent, mais dans la non violence et la tolérance.

 

Avec Guy Silva (1976)

C'est grave la grève du rêve. Ce n'est pas parce que certaines idées dans leur formulation – étant donné le monde comme il va mal – n'ont pas réussi, qu'il faut répéter, hurler qu'il n’a plus d'idées. Je vais essayer de transmettre, malgré tout, l'idéal que m'a transmis mon père.

 

Avec Sophie Durand Gasselin (1976) et Denis Guiot (1978)

Question : Vous avez dit que, pendant les dernières années, les Français dormaient. Ne dorment-ils plus ?

Guy Béart : Ils dorment moins ; ils tourbillonnent maintenant Ils avaient trop d'objets étalés devant eux, trop de facilités internes, une absence totale d'idéal, de désir de faire quelque chose. Peut-être la crise que nous vivons va-t-elle les réveiller ; mais, pour le moment, ils tourbillonnent encore.

Q. : En tourbillonnant, ne finit-on pas par accroître les difficultés du moment ?

G. B. : C'est vrai. Et je dirai que pour empêcher les Français de se suicider, il faut les menacer de mort. Il vaut mieux prédire l'apocalypse... pour qu'elle n'arrive pas.

Q. : Qui est prêt à entendre parier de danger de mort ?

G. B. : Je pense que c'est de la jeunesse que dépend le sauvetage. Cette jeunesse, qui est justement tourbillonnaire et que je décris dans Les enfants de bourgeois, est finalement très lucide. Ce sont les jeunes qui applaudissent le plus à cette chanson, parce que dans cette caricature un peu dure, en définitive, ils se reconnaissent.

Q. : Ce sauvetage ne dépend pas seulement d'eux...

G. B. : D'eux et de tout le Monde. Si chacun voulait bien se prendre un peu pour Dieu, voulait bien croire qu'il est un élément essentiel du groupe, du paysage, le monde serait moins inerte qu'il n'est aujourd'hui, moins résigné.

Pour la première fois de l'histoire, la race humaine terrestre est confrontée à trois circonstances extraordinaires.
Premièrement, destruction : nous pouvons détruire la planète.
Deuxième circonstance : création. Vous savez qu'avec les progrès de la génétique, on peut créer des prototypes nouveaux, des jumeaux à l'infini, modifier la nature, les animaux, les humains...
Ces deux, puissants vecteurs auraient pu se neutraliser par l'équilibre de la terreur, s'il n'y avait eu le troisième : évasion. Il est évident que l'homme va pouvoir s'échapper du berceau familial.
Trouvant l'endroit trop pourri, trop dangereux, et vu qu'il n'y a plus de refuge sur la Terre, tout étant envahi par les ondes psychiques ou les objets de consommation, il s'évadera vers les satellites artificiels puis vers les étoiles. Avec ça, on est certain que la Terre court un grave danger. La solution est d'être divins TOUS et en toute circonstance, et d'avoir envie de sauver les autres.
Je dois vous avouer humblement que j'ai beaucoup de difficultés à l'être moi-même, qui poursuis ces pensées depuis une quinzaine d'années, parce que j'ai encore conservé des montagnes d'égoïsme, réveillées bien entendu par les autres (c'est toujours la faute des autres !).
Donc je crois qu'on va vers une apocalypse.
Quelques uns en réchapperont. Et puis voilà. Point.

Q. : Comment sortie de ce monde de crise ?

G. B. : Il faut passer du Monde providentiel, de l'Homme providentiel que, l'on a attendu pendant des siècles, Jésus, Jeanne d'Arc, De Gaulle, Staline, du système messianique, du sauveur unique, à la prise de responsabilité par chacun. Aujourd'hui, il n'est plus possible qu'un seul homme porte le chapeau. Tout le monde doit être au centre de ce qui se fait.
Il faut aller vers le pluriel. Je m'explique. Le temps présent est compliqué, très passionnant aussi et comme dans tous les moments de grands chambardements, de grandes mutations, nous vivons plusieurs époques simultanées. Nous ne sortirons de ce tourbillon que si nous arrivons à intégrer les extrêmes en même temps, je veux dire le très ancien et le très futuriste. La conscience de cette nécessité est une constante chez moi. Dès 1967, j'ai intitulé mon récital Chansons d'avant-hier et d'après demain.

Car j'aime autant le nouveau que l’ancien. C'est un des systèmes dits du Tabouret.
1. Préserver l'ancien. 2. Empêcher l'ancien d’étouffer le nouveau mais, 3. empêcher le nouveau de dévorer l'ancien. C'est ainsi que les lampes électriques n'ont pas supprimé les bougies qui sont utiles quand l'électricité est en panne, ni les boîtes de conserve n'ont supprimé la cuisine que l'on fait à la main, ni l'automobile n'a supprimé le vélo ni la marche à pied ; la locomotive à vapeur existe toujours, existera toujours tant qu'il y aura du charbon et même après. Nous allons ainsi vers un univers pluriel où tout ce qui a existé de bon dans le passé doit être préservé et subsister. Mais où l'on doit permettre au nouveau d'éclore.

Ce qu'il faut, c'est pouvoir, en cas de danger fermer tel ou tel secteur sans risquer de renverser l'économie, ou de la bloquer. Dans le monde où nous vivons, le plus difficile, en définitive, c'est d'empêcher les technologues de faire d'une nouvelle création, LA SOLUTION, la seule qui efface toutes les autres, qui les annule.

 

Avec Jacques Marquis (1977)

Le miracle vient de partout

L'homme a besoin du fourmillement et il a besoin d'air. De l'aspirateur et du balais Des conserves et des plats mijotés, de la bougie et de l'électricité. Je vais vous faire hurler mais l'homme a besoin de l'énergie nucléaire et de l'éolienne, de l'énergie solaire aussi.
Le miracle vient de partout. Ce n'est pas qu'un titre de chanson, j'en suis sûr. Il faut tout préserver. Le livre qui nous permet de réfléchir et de rêver entre les lignes. Le journal qui nous dit autre chose sur l'événement, et la télévision qui nous apporte parfois le pain et l'eau.
Nous sommes dans un gigantesque capharnaüm et les efforts de ceux qui essaient de se sauver en sauvant les autres vont vers les opprimés. Je l'ai dit : Je suis de toutes les couleurs et surtout de celles qui pleurent. Moi je sais que l'opprimé qui gagne a bien des chances de devenir oppresseur.
On m'a dit, on m'a dit et puis on s'est contredit. C'est drôle, même dans ce Qui suis-je ? , je disais depuis des années ce qui paraît presque évident aujourd'hui.
À l'époque où pour paraître pur il fallait être dur et se tenir à une orientation très rigoureuse, je ne me braquais contre personne. Pas même contre les flics, combat démodé. Donc je passais pour anachronique. Les jeunes en sont revenus. C'est sans doute pour cette raison qu'ils semblent aujourd'hui indécis, apparemment pétrifiés.

Le monde des « i » comme indifférent

Le monde d'aujourd'hui est assez désespérant. Au lieu d'intituler mon dernier disque Chanson d'aujourd'hui et d'espérance j'ai été à deux doigts de l'appeler Le monde des i : « i» comme inertie, « i » comme indifférence, « i » comme intolérance, immobilisme, incertitude. Le monde est lourd.
J'ai peur pour l'avenir des jeunes
Je ne suis donc pas inquiet pour moi-même, mais j'ai peur pour l'avenir des jeunes. Ils seront, s'ils n'y prennent garde, à 95 % les victimes de la formidable force d'inertie de l'ère technologique. C'est-à-dire des esclaves. Ce sera peut-être, d'une certaine façon, un esclavage heureux.
Il faut désormais être très, très bien éveillée et intelligent et bon et actif quand c'est nécessaire. Entrer en méditation ne saurait suffire. D'ailleurs il n'y a plus de refuge ; il n'y a plus d'île ni de désert. Ni de coins perdus en Corrèze, en Ardèche ou ailleurs.
Nous dépendons tous de tout.
Il faut de tout pour faire un arc-en-ciel.

Aujourd'hui, nul ne peut se sauver,
s'il n'essaye aussi de sauver les autres.

 

Avec J.-P. Hauttecœur (1978)

Dieu ?

Grave question : Est-ce que je crois en Dieu ? Oui, je crois en Dieu. Est-ce que j'ai une démonstration à apporter à cet aveu ? Non. Est-ce que j'estime qu'on a autant de chances de croire en Dieu que de ne pas croire en Dieu ? Pratiquement, mais je crois qu'il y a un léger pourcentage en faveur de Dieu tout de même. Des savants à l'université de Princeton ont étudié si, pragmatiquement, l'hypothèse Dieu aidait la science ou non. Parait-il que la probabilité est de 52,5 %... Bien sûr, on peut manipuler les chiffres, mais je sais que l'hypothèse Dieu m'aide beaucoup, me rend meilleur, dans tout, dans tout, même dans l'action, même dans le matériel : c'est horrible ce que je dis là.

Ça m'a toujours aidé de savoir que le soir je pouvais parler à quelqu'un quand j'étais seul. Cela dit, ce n'est pas uniquement pour des raisons pratiques que je crois en Dieu, j'ai une conviction profonde, une conviction très personnelle également puisque je me suis dit, il y a déjà cinq ou six ans, quelles que soient les choses que tu fais, que tu conduises ta voiture, que tu reçoives un ami ou un ennemi, je n'en ai pas beaucoup mais ça viendra, alors sois divin : ça aide.

L'individu ou le groupe ?

Et l'eau d'une larme et tout l'océan qui gronde. Une larme, c'est très important, mais tout l'océan aussi. Si tu veux, le collectivisme est contre l'individu. Mais on ne peut pas défendre uniquement l'individu. Il faut défendre et l'individu et la société, simultanément. On nous a toujours demandé de choisir : Est-ce que tu es pour l'individu ou est-ce que tu es pour la société ? Est-ce que tu aimes mieux les chemins vicinaux ou les autoroutes ? J'aime les deux. Il faut défendre les deux. Il y a une très grande tendance à défendre les autoroutes qui permettent d'aller très vite, mais les chemins vicinaux doivent être préservés pour pouvoir se promener. Dans les Couleurs du temps, je chante : Je suis de toutes les couleurs et surtout de celles qui pleurent. La couleur que je porte, c'est surtout celle que l'on veut effacer. Quand une couleur est en perdition, c'est là qu'il faut aller vers elle et la défendre, mais sitôt qu'elle a gagné et qu'elle risque d'être envahissante, c'est là qu'il faut lui dire : Non, il ne faut pas charrier.