Nouvelles veillées en chansons - 1970

Préface

La chanson française contemporaine est le plus prolifique et le plus populaire de tous les arts. On reste confondu par la production qui dépasse actuellement 30 000 œuvres déclarées chaque année ; par la consommation qui est considérable, grâce à la radio ou aux disques dont, probablement, plus de 50 millions d'exemplaires sont consacrés à la chanson chaque année (1968). Car la chanson est devenue un art très largement tributaire de l'industrie et du commerce. Il est bien difficile de tracer des chemins dans un tel foisonnement.

Cependant, cette gigantesque nébuleuse se regroupe autour de quelques pôles d'attraction ; les thèmes qui se dessinent sont évidemment ceux que la chanson et la poésie ont illustrés depuis toujours. Mais ils sont traités d'une façon particulière à chaque époque et ils nous renseignent ainsi, d'une certaine manière, sur l'esprit de notre temps. Les auditeurs se retrouvent dans cet art de la vie quotidienne.

En effet, les moyens de diffusion habituels déversent sans discrimination le meilleur et le pire, et le plus souvent nous entendons des chansons sans les écouter réellement. Ce livre a essayé de ne sélectionner que des œuvres de qualité. Car la chanson souffre, elle aussi, d'une recherche du profit à tout prix, et bien des absurdités attentatoires à la chanson bénéficient d'une publicité puissante. Ces absurdités ne sont sans doute pas plus nombreuses qu'à d'autres époques, mais elles s'entendent davantage. Il convient donc d'apprendre à juger une chanson, sa mélodie, son rythme, ses paroles, son interprète.
On s'aperçoit alors que la chanson est le véhicule d'une culture vivante prenant racine dans le quotidien. Elle est un art original, distinct et de la musique et de la poésie, qu'il faut considérer pour lui-même.

 

GUY BÉART

Auteur, compositeur, interprète, né au Caire, en Égypte, en 1930. Il a enregistré son premier disque en 1957, chez Philips, puis il a créé sa propre marque (disques Temporel), d'abord distribuée par Festival (1964), ensuite par CBS (à partir de 1966). Ses premières chansons avaient été publiées en quatre disques 33 tours 25 cm (1957 à 1963) que Philips a regroupé en deux 30 cm qui ont hélas sacrifié douze chansons dont certaines sont cependant importantes. Nous utiliserons donc la discographie suivante (1 à 4 chez Philips ; 5 à 8, Temporel distribué par Festival, 9 à 12, Temporel distribué par CBS).

1. 30 cm - 844778
2. 30 cm - 77 947 (1963)
3. 17 cm - 432 536 (n'est plus porté au catalogue Philips)
4. 25 cm - 76 550 (id).
5. 17 cm - Guy Béart 60 001 (1964)
6. 30 cm - 000 001 (1965)
7. 17 cm - 60 003 (1965)
8. 17 cm - 60 005 (1966)
9. 30 cm - 00 003 (1966)
10. 30 cm - 00 004 (1968)
11. 30 cm - 00 005 (1968)
12. 30 cm - 00 006 (1969)

 

1. Un artisan inspiré

Ingénieur venu à la chanson, Guy Béart est un grand créateur contemporain, car il sait allier la rigueur et la poésie. Quelle que soit la tonalité de ses chansons, qu'il s'agisse d'humour ou d'amour, il ne propose au public que des œuvres bien faites, avec le soin et la précision du bon artisan.
Il bénéficie d'un don mélodique peu commun dont L'Eau vive (2) est un exemple si réussi que cette chanson donne à l'auditeur l'impression de l'avoir toujours connue. À une époque où la tonitruance de l'orchestration, Ies trémolos ou les éructations des interprètes tâchaient de palier les déficiences de l'inspiration mélodique, Guy Béart, avec la valse lente des Pas réunis (1,3) avec Il n'y a plus d'après (2,3), Tout comme avant (10) ou Les Souliers (6), nous a redonné de vraies mélodies de chansons puisqu'on les retient facilement, ce qui ne veut, pas dire qu'elles soient faciles : ainsi la subtilité du Bal chez Temporel (Hardellet, 1).

Les textes sont extrêmement rigoureux. Chaque mot, chaque sonorité, chaque rime, tout est ajusté avec précision. Les Enfants sages (3) en donnent un excellent exemple, où chaque strophe comprend deux rimes en six vers. Comme tous les poètes, Béart aime jouer avec les mots (Dans regrettable, 2 ; Laura, 2) et il montre une verve capable de créer l'inquiétude (Alphabet, 1) ou la bonne humeur (Chandernagor, 2 ; La Vénus mathématique, 12). Une étude attentive de ses textes montre qu'il recourt souvent à des formes très classiques, comme les alexandrins regroupés en quatrains de L'Insouciance des jours (7), comme les strophes des Collines d'acier (10) où alternent alexandrins en rimes féminines et quatre vers de six syllabes en rimes masculines.

On peut dire que Guy Béart a essayé d'utiliser les formes les plus diverses, les plus inattendues peut-être. Ainsi, la chanson Anachronique (8) repose non sur des rimes, mais sur l'identité des consonnes finales sans souci des voyelles, système qui crée un climat étrange. On trouve peu de poèmes d'auteurs du livre. Béart a mis cependant en chansons Louise de Vilmorin (Dans les journaux, 4), Victor Hugo (Le prince fainéant, 8), Ronsard (Quand au temple, 9) et il chante, ou plutôt il récite en rythmant fortement Tant de sueur humaine de Queneau (8). Mais si l'on peut ainsi analyser texte et musique séparément (ils sont assez bien écrits pour ne pas se dissoudre alors), c'est évidemment leur unité qui fait la chanson. Guy Béart sait donner à leur alliage une homogénéité indestructible, qu'il s'agisse de chansons émouvantes (Seine, va, 5) ou amusantes (Qu'on est bien 1,2). Il peut ainsi faire chanter des salles en chœur, puisque la mélodie est évidente, la formule heureuse, la chanson bien construite (Les grands Principes, 6). On en aura aussi un excellent exemple avec les insidieux Pas réunis (1) où la liaison est parfaite entre les quelques notes de la mélodie et les vers de trois et cinq syllabes.

 

2. D'amour et d'humour

Les thèmes des chansons de Guy Béart ne sont pas très nonbreux, mais la façon de les traiter est toujours originale.
L'amour est évidemment l'un de ses thèmes majeurs ; il apparaît sous des aspects très divers. Il y a un côté bon enfant qui a beaucoup servi Guy Béart à ses débuts, avec Qu'on est bien (1,2) et même une certaine gauloiserie malicieuse qui fait plaisir à entendre dans Chandernagor (2) ou dans Grenade (1). Mais la nostalgie de l'amour perdu et du temps disparu est peut-être plus fréquente, plus obsédante même. Le succès du Bal chez Temporel (Hardellet, 1,2) a été si grand que Guy Béart a appelé ainsi sa marque de disques. Même nostalgie dans Tout comme avant (Hardellet, 10), dans J'ai retrouvé le pont du Nord (Hardellet, 12), dans Poste restante (2), belle évocation d'une époque et du temps passé, irréversible : Il n'y a plus d'après (2,3).

Guy Béart a su chanter l'amour avec beaucoup de bonheur d'expression, ce qui est d'autant plus difficile, donc rare, que c'est évidemment le thème le plus courant de la chanson depuis toujours.
Mais, en même temps, il a exploité une veine humoristique très importante, qui explique tout autant son succès, avec Les grands principes (6), La Télé (6), etc. Il conduit l'auditeur, de jeux de mots en jeux de mots (Laura, 2) jusqu'à la pirouette finale, la chute du texte (Douce, 4) qui lui permet souvent de suggérer sans insister (Suez, 1).

 

3. Chanteur engagé ?

Cet humour s'applique par prédilection à notre dérisoire société de consommation. L'allusion était légère dans ses premiers enregistrements (Dans regrettable, 2). Elle est peu à peu devenue une véritable satire sociale et morale.
On trouve dans les chansons de Guy Béart un tableau peu réjouissant de notre vie quotidienne. Il s'est attaqué aux moyens de communication de masse, Cinéma (4), journaux avec Magazines (4), Rotatives (10) et cette satire devient de plus en plus féroce avec l'humour noir de La Télé (6), du Cercueil à roulettes (6) qui touchent à la contestation politique (mais ici, c' est surtout la bêtise qui est en cause). Les rapports entre les êtres restent l'essentiel pour Béart. La technique ne les remplace pas. Elle les rend paradoxalement plus tragiques (Allo, tu m'entends).

Ces dernières années, Guy Béart s'est engagé beaucoup plus nettement ; ses chansons prennent parti ; mais sans rien perdre de leur force poétique ou mélodique dans l'expression (ce qui est rare). On en aura un exemple avec Couleurs (10) qui dénonce le racisme. La Vérité (10) marque bien cette évolution puisqu'il prend alors directement son inspiration dans l'actualité politique et sociale du moment.
En fait, c'est une contestation radicale du monde moderne qu'il mène dans ses plus récents enregistrements : Les Collines d'acier (10), Escalier B (12).
Peu à peu, on a senti naître en son répertoire l'écho de nos incertitudes, dès Alphabet (1). C'est l'avenir de l'humanité qui est en cause, l'horreur atomique qui est évoquée dans un climat où l'inquiétude est habilement suscitée devant Les Temps étranges (1) et, sans rien abandonner de la richesse mélodique, voilà qu'il nous annonce le temps où Les Enfants sur la Lune (10) évoqueront la Terre, morte dans l'apocalypse atomique.

Guy Béart a été le premier auteur-compositeur à chanter le cosmos avec une étonnante réussite. Ses chansons d'anticipation constituent une des plus belles parties de son répertoire. Le secret est « simple » : il n'a rien perdu ni de ses exigences techniques (texte, rimes, rythmes, mélodie, etc.), ni de ses préoccupations humaines, les êtres l'intéressent même sous des carapaces d'acier. Et ce sont : Étoiles, garde à vous (10), Le grand Chambardement (10), Le Voyageur de rayons (10), De la Lune qui se souvient (6).
Plus loin encore, faisant écho aux questions de son Voyageur de rayons (10), (« Qui me pousse à toutes ces courses ? »... « La mort est ma destination »), le succès de Qui suis-je ? (6) montre à quel point les auditeurs ont été sensibles à l'inquiétude (métaphysique ?) de cette chanson haletante et qui sonne vrai. De même, La Fenêtre ou En marchant (12).

 

4. Des chansons sans âge

Il faut enfin rappeler que Guy Béart a su (comme Brassens) retrouver la grande veine folklorique. Il s'en est d'abord inspiré pour ses œuvres personnelles, comme L'Eau vive (2) ou Les Souliers (6) qui, grâce à une coloration folklorique, paraissent bien connues dès la première écoute. Il a fait quelques emprunts au folklore dès 1964, avec Frantz (5), avec Le Trou dans le seau (7) qui lui ont donné l'occasion de petits sketches.

Mais c'est surtout à partir de 1966, avec son disque des Très vieilles chansons de France (9) qu'à la suite de Douai, d'Yves Montand, de Cora Vaucaire, etc., il remit en honneur d'authentiques chansons folkloriques en les modernisant, en les rythmant de façon marquée, en les dotant d'un accompagnement moderne, en décalant les tempos — pour tout dire en y introduisant parfois un swing emprunté au jazz. Certains musicologues s'en offusqueront, oubliant les transformations innombrables qu'ont subies les chansons populaires. On peut faire quelques réserves sur certains de ses partis pris, mais l'ensemble est très positif (Vive la rose, 9). Un second disque est venu compléter le premier en 1968 (11).
Dans quelques siècles, des « Enfants sur la lune ou sur Aldébaran » (10) transformeront probablement des chansons Guy Béart passées au folklore pour le désespoir de quelques spécialistes et le plus grand plaisir du public. Et c'est bien ainsi.

Jacques Charpentreau