Bonne soirée - N° 1928 - 25 janvier 1959


Le charmant compositeur-poête de
« Bal chez Temporel » et de « L'eau vive »

Paule Poupin et France Gérard ; photos : Yvon Beaugier

L'univers des poètes s'est enrichi d'une étoile : GUY BÉART. Désabusées, sentimentales, ironiques ? Que sont donc ses chansons ? Répondre est difficile. C'est le cœur d'un solitaire et d'un rêveur mis à la disposition du public. Mais d'un rêveur ayant le sens des réalités. Orgueilleux aussi, il n'aime pas qu'on le plaigne et termine en cynisme, en humour, l'évocation de ses regrets ou des constatations qui le peinent. C'est, en somme, le cœur de milliers d'hommes dévoilé en une chanson ! Béart est un poète authentique. Il puise au fond même de la vie toute sa quintessence, mais avec des mots rapides, brefs, qui vont droit au but. Ce but qui n'est autre que notre sensibilité. Et il l'a atteinte.Guy Béart et ses chansons vous invitent à prendre des vacances dans la Lune.

 

Vous souvenez-vous des débuts de Brassens? Quelle tornade ! Toutes les lois de la chanson sentimentale courante étaient abolies. Les oreilles se tendaient, se choquaient, les cœurs n'émouvaient ou... se révoltaient. Puis, on a réentendu (certains de mauvais gré) les chansons de Brassens. Que se passe-t-il ? On aime, on admire, on écoute Brassens avec passion. Chacun accueille aujourd'hui cette poésie réelle, tendre et rude. Il en est de même avec Guy Béart. Vous n'êtes ou vous ne serez pas toujours d'accord sur les mots qu'il emploie. Il vous arrivera même d'être froissée.

Et puis vous le réentendrez, parce que ses chansons (même les mauvaises), dit Jacques Grello, sont de vraies chansons. D'abord insolites, ensuite inépuisables. Ne vous pressez pas. Aimez-les, une à la fois. Guy Béart a tout son temps... Et Brassens ajoute : « Pour ceux qui veulent prendre des vacances dans la Lune et sortir de leurs habitudes, voici Guy Béart, enchanté de faire leur connaissance. »

 

La poésie à fleur de peau et de sourire !

Sortir de leurs habitudes. Est-ce bien exact ? Chacun a des souvenirs enfouis... « Ce premier amour, Interdit... », « Tu sais, on s'écrira poste restante... ». Et le cœur battant, on attendait, on lisait la première lettre. Les mots parfois vous « griffaient », parce qu'ils n'étaient pas aussi tendres que ' vous le souhaitiez.

On s'écrivait poste restante
Au rendez-vous des apprentis
Au rendez-vous des sans-logis
Que sont les amours débutantes

Et vous, les, jeunes, que devient-elle cette jeune fille qui grignote votre cœur au jour le jour ?
Il y a plus d'un an, il y a plus d'un an que j't'attends

Il y a plus d'un an, il y a plus d'un an, ça fait quelque temps déjà
Je crois, au contraire, que Béart nous met parfois d'une manière loufoque en face de nous-mêmes… ou de nos voisins. Quand Il parle de ce « quidam », qui toujours restera « quidam »
Bien sûr ! c'est tendre ironique, un peu méchant même ! Mais la vie, comment est-elle ?
Certains reprochent à Béart d'être trop littéraire. En somme, tant mleux, ce style-là nous apporte tout de même un peu plus de profondeur et... d'images que les rimes puisées au dictionnaire du' même nom !. Et si vous n'êtes pas convaincus de la veine poétique de de Béart, ce dont je doute, écoutez simplement la musique de la chanson de Hardellet « Bal chez-Temporel ». Qui d'autre que Béart aurait pu transposer la nostalgie de ces paroles ! Car il ne se contente pas d'écrire les paroles de ses chansons, il en compose aussi la musique.

 

L'ennemie de Béart : la solitude.

Il faudrait maintenant que je puisse vous présenter un gars un peu pâlot, au veston un tantinet élimé, à l'œil plein de nostaIgie et à la lèvre désabusée. Il n'en est rien. Béart est un jeune garçon, vingt-huit ans, cheveux drus, œil clair, costaud, respirant la santé et Ia joie de vivre. Un beau garçon comme il y en a tant. Oui, mais... en plus de sa présentation assez avantageuse, Il est intelligent, vif, secret et… timide. D'une timidité agressive qui s'extériorise par une franchise totale.
– Avez-vous connu à Paris, euh.., le manque d'argent ?
– La dèche, voulez-vous dire ? Non, je n'est jamais manqué d'argent. Mais la dèche, En effet physique, oui.
En effet, Guy Béart a souffert de la solitude. Comme seul un ultra-sensible peut en souffrir. Commençons par le commencement. Il est né au Caire, le 16 juillet 1930. Son père, mathématicien s'occupait d'organisation de sociétés. Ce qui l'ammenait à beaucoup voyager ; il séjournait un ou deux ans sur place.
Sa famille l'accompagnait. À quinze an, Guy Béart se trouve à Nice. À seize, il quitte la Côte d'Azur et les siens pour entrer à l'École Normale de Musique, à Paris. Il est un mélomane fervent.

 

Guy Béart entre comme technicien aux Travaux Publics, et il en sort « poète » cinq ans plus tard.

Habitué au soleil, à sa famille, ses copains, il fait brutalement connaissance avec la solitude et il ne la supporte absolument pas. C'est donc la période de la « dèche physique ». Bien sûr, il lit les poètes, Verlaine est son préféré, il s'intéresse à tout., mais cela ne vaut pas le contact humain, la bonne amitié. Coup de hasard ! Il rencontre des anciens camarades de classe. Ceux-ci suivent des cours au Lycée Henri IV. Plutôt que cette damnée solitude, malgré son amour de la musique, il accompagne les amis et entre lui aussi en Math. Spé. Tout en maniant la règle à calcul ou en feuilletant sa table de logarithmes, Il fredonne des chansons. « À la maison », c'était une habitude de famille. Son père, sa mère, sa sœur Doris, chantaient volontiers. Après avoir chantonné les compositions des autres, Guy Béart se met à composer de petit mélodîes sur lesquelles il adapte des paroles pleines de rêves ou de cocasseries. Il les range dans un tiroir.
Ingénieur, il s'engage à vint-deux ans comme technicien du Bureau d'Études de la Société de Travaux Publics Saint-Rapt et Brice. Il y reste pendant cinq ans. Et il rencontre l'amour : Cécile, le vrai, le grand amour. Il se fiance. Si son amour n'a pas fleuri, il n'en a écrit que plus de chansons... Tendres, ironiques. Il les chantait le soir, pour son plaisir, dans un petit restaurant proche de Notre-Dame, à Paris : « La Colombe ». Son public : des amis auxquels se joignaient des noctambules vite conquis.
– Si mes amis aiment mes chansons, dit Béart aujourd'hui, je ne vois pas pourquoi dix autres, trois mille autres personnes ne les aimeraient pas !
C'est aussi ce qu'ont pensé Zizi Jeanmaire, Juliette Gréco et Patacbou.

 

 

Il se prend au sérieux en riant

Parce que Zizi Jeanmaire était une cliente de ce petit restaurant . À cette époque (pas lointaine), elle allait tourner « Charmants garçons ». Les chansons de Béart l'enthousiasment. Pour son film, elle demande « Qu'on est bien dans les bras… ». Gréco la suit de peu. Elle aussi désire interpréter cette chanson. Dans les salles de spectacle, à la radio, on commence à faire connaissance avec des chansons inattendues. On enregistre un nouveau nom. Puis, c'est la gerbe, la grande diffusion, la vraie consécration. Patachou se passionne à son tour pour les compositions de ce « jeune nouveau ». Touchée, intéressée par la musique et les paroles de « Bal chez Temporel », qu'elle demande à chanter, elle insiste aussitôt pour interpréter d'autres compositions de Béart. Viennent alors « L'agent double », « Le quidam », « Poste restante »… Béart, a franchi définitivement, solidement, la petite porte Invisible qui mène du semi-amateurisme à la célébrité.
Les spectateurs du flim « L'eau vive », tout en suivant le jeu de Pascale Audret, sont séduits par la musique de fond, composition de Guy Béart.

 

 

Verrons-nous Fernandel, cette année, dans le tout premier film signé Guy Béart ?

Béart arrive dans sa loge dix minutes avant son tour de chant. Il change son costume impeccable contre un pull à col roulé et un pantalon clair. Ses chansons parfois sont des coups de poing contre 'es préjugés et les conventions. Il lui arrive de se fâcher contre le public. Avec sincérité. Sans imitation Brassens. À la fin de ses chansons, il marmonne on ne sait quoi entre ses dents. Il est moqueur, frondeur, attentionné et insolent. Mais c'est avec une expression et un intérêt presque enfantin qu'il demande : « Elles sont réussies les photos que vous avez faites de moi ? Elles sont bien ? » Et vous auriez vraiment de la peine d'être obligé de lui répondre « Non ». Comme ici c'était « oui » nous avons été récompensées par un large sourrire, un brusque élan vers sa guitare et un début de chanson.

C'est le plus beau jour de ma vie.
J'ai retrouvé mon chapeau.

Chapeau d'ailleurs qu'il ne porte pas et dont l'existence me paraît assez contestable.
Maintenant, voulez-vous savoir comment un poète occupe ses loisirs? Tout d'abord à écrire.,Guy Béart écrit partoutt… Il n'a besoin d'aucune « ambiance ». Une image, une évocation, un peu de cafard ou beaucoup de gaieté, la rencontre d'un personnage : la chanson cueille ses mots et la musique l'accompagne. Ou bien c'est le contraire : d'abord la musique, puis les paroles. Cependant, pour écrire, Il faut vivre et regarder vivre. Un poète est un homme comme les autres. Béart aime les réunions entre amis : Il joue aux échec (il est champion première catégorie), au bridge. Pendant la saison, il se passionne pour le tennis, Souvent aussi.... Il s'intéresse à l'art culinaire. Et... Il lit. Pour le moment, beaucoup de récits de science-fiction, des sérieux et des moins sérieux, et des magazines pour enfants, particulièrement Spirou... Il a reçu le Prix du Disque 1958? Il est une grande vedette.

– Mais si jamais cela ne marchait pas… Eh bien, j'ai toujours mon métier. Et puis, C'est tout…
Non, ce n'est pas tout. Il songerait aussi à écrire. Un livre ? Il a eu ce projet à douze ans. Aujourdhui,, il s'orienterait plutôt vers le théâtre. Cependant, sa grande passion, c'est le cinéma. Il aimerait devenir metteur enscène. Ses méthodes, il fallait s'y attendre, seraient révolutionnaires, très personnelles et… très secrètes. Peut -être même dernandera-t-il à Fernandel d'être son interprète. Il pourra sans doute réaliser ce grand projet l'année prochaine. Guy Béart est très peu disert à ce sujet. N'est-ce pas lui qui a dit « Les sots travaillent avec leur langue... » ?

Paule Poupin et France Gérard