On connait la chanson - 1959

Présentation du livre

Préfacé par les deux plus grands auteurs compositeurs interprètes de la chanson, Georges Brassens et Guy Béart, André Halimi étudie la chanson sous ses différents aspects : artistique, économique et social.

Nul ne peut nier la puissance croissante de la chanson. La radio la propage 24 heures sur 24, les jukes-boxes et les transistors la véhiculent dans les cafés et les endroits les plus reculés de la civilisation, et la télévision en a fait l'essentiel de ses programmes.
Les maisons de disques ont suscité un mouvement de croissance diabolique. Leur nombre a quintuplé. Elles fabriquent des vedettes, des répertoires, des tournées. Les chiffres d'affaires battent des records d'année en année et l'on assiste déjà à des querelles d'école : la chanson française en guerre contre la chanson adaptée ou la chanson populaire contre la chanson à prétentions littéraires.

Les vedettes de la chanson accèdent aux tentatives de divination du siècle à côté des stars et des champions cyclistes. Certaines méritent le succès, d'autres le doivent à la coalition du bruit et de la contrainte orchestrés.

André Halimi défend la chanson de qualité : Georges Brassens, Guy Béart, Léo Ferré, Serge Gainsbourg, Francis Lemarque, Ricet Barrier... Il remet à leur place les adaptateurs patentés, les experts de bourses truquées et les besogneux, démystifie les fausses vedettes, publie chiffres et interviews, dénonce les paniers de crabe de la chanson comme on ne l'avait jamais osé jusqu'à ce jour.
Écrit avec humour et compétence, ce livre restera un classique pour tous ceux que la chanson préoccupe.

 

Préface de Georges Brassens

La chanson ne fleurit pas seulement depuis la dernière averse comme le racontent les gens bien renseignés. Non, les chanteurs ont toujours pullulé et si dans l'annuaire du spectacle, le bottin mondain de la chansonnette, on dénombrait une soixantaine de « vedettes » avant le déluge de 40, on n'en compterait guère plus aujourd'hui. Peut-être moins, même. J'entends de celles qui connurent leur jour de gloire sic.

Au royaume de la chanson, plus encore que dans tous les autres royaumes, c'est toujours la même antienne, la même chanson. Seuls les moyens changent. De nos jours, les disques se vendent par douzaines de mille mais les cafés-concert ont disparu et les music-halls ont une tendance marquée à se transformer en garages. Ceci balance cela. Les chanteurs de 1960 font la queue devant les micros mais où sont les neiges d'antan. Et les braves chanteurs de rues qui nous inculquaient les refrains à la mode : vingt chansons pour vingt sous. Qu'est devenu le public de jadis qui copiait et recopiait les succès du jour sur des cahiers d'écolier ?

Aujourd'hui comme hier les chansons passent, les chanteurs passent mais la chanson dure. Deux phénomènes vraiment nouveaux sous le soleil de la goualante des pauvres gens : les auteurs qui chantent et les critiques spécialisés.
Passons sur les auteurs qui chantent; le signataire de ces lignes n'en saurait rien dire qui appartient à leur fameuse bande mais les critiques...

Halimi me semble être un des rares critiques, avec le regretté Boris Vian, qui sache de quoi il parle quand il traite de la chansonnette ; il la prend au sérieux. Plus qu'elle ne le mérite peut-être. Démontant les boîtes à musique, creusant et creusant le microsillon, il passe le plus clair de son temps à écouter aux portes de cet opéra de quatre sous. Il aurait les bras fatigués si les phonos étaient encore à manivelle. En bref, il aime la chanson. Et vous l'aimez aussi, vous qui tenez son livre. Alors suivez le guide. Halimi vous convie à une petite promenade à travers le labyrinthe de la complainte et vous en révèle les arcanes pour votre plaisir et votre gouverne.

À mon sens, rien d'aussi pertinent – et impertinent aussi parfois – n'a été écrit sur ce sujet depuis belle lurette.

Georges BRASSENS

 

Préface de Guy Béart

La chanson est une petite chose très ancienne qui, aujourdhui, prend une place majeure. Cette place, elle la doit à sa dimension qui est à l'échelle des besoins modernes.
Très ramassée, en forme de coup de poing, de slogan en peu prolongé, c'est une pilule d'art que l'on déguste entre deux trains, entre deux précipitations. Aucune construction artistique n'est mieux adaptée qu'elle aux moyens de diffusion et de prospection du public, qui sont et seront obligatoirement utilisés.

Voilà pourquoi elle a été bien vite la proie des chercheurs dor, visionnaires, aventuriers ou bandits, qui sont partis vers ce nouvel Eldorado paradoxalement vierge. Cette « exécrable faim de l'or » suscite de belles et sordides destinées : il naît une nouvelle aristocratie qui n'est encore qu'un ramassis de ruffians, parmi lesquels de grands capitaines aux visions larges, des marchands de fournitures aux appétits féroces, d'obscurs artisans de talent.

Dans certains pays, l'extension a vite provoqué la préfabrication concertée de la chanson, œuvre de plus de dix collaborateurs, usinant un refrain comme on met au point un objet en plastique destiné à satisfaire les goûts les plus généraux et les plus terre à terre du public.

En France, plus qu'ailleurs, il y a les aventures individuelles qui, parfois, marchent et tiennent à contre-courant. Les créateurs originaux sont d'ailleurs souvent soutenus par ceux-là mêmes qui drainent la masse, et se trouvent finalement annexés par eux, en toute tranquillité. Ou bien ils luttent quelque temps contre ce qui n'est, malheureusement ou heureusement, peut-être que la force des choses. Le gigantisme, les besoins du public sans cesse augmentant et sans cesse renouvelés, font que le meilleur triomphe comme le pire. Et ce pire n'est pas si mauvais que ça : il lui plaît de soutenir le meilleur, qui, parmi tant d'or, lui procure certaines lettres de noblesse. Ainsi, toute volonté, brandie fermement et continûment, a gain, de cause, bien que cette-victoire, qu'elle doit mériter chaque jour à nouveau, ne gêne en rien le magma courant.

Tout particularisme, tout paradoxe apparent, a droit de cité dans nos temps modernes. Nous arrivons alors à un océan de molécules identiques, d'où émergent quelques monstres qui nagent sans encombre ou agonisent lentement.
C'est parmi ces « aventures individuelles », périlleuses et nécessaires à la santé de l'ensemble, que s'inscrit la démarche d'André Halimi. Je lui souhaite bonne route.

Guy BÉART