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Guy Béart l'intemporel

LE MONDE du 13 septembre 2003

L'auteur de L'eau vive a été l'ami de Pompidou, de Mitterrand, de Brassens, d'Aragon, et de nombreuses femmes, à peine masquées, dans ses chansons. Portrait d'un oublié, riche de ses souvenirs.

« Mais pourquoi voulez-vous me rencontrer ? Je ne suis pas dans les médias ! » Telle fut sa première réaction. Son ambition est simple et grande : devenir juste un anonyme du XXe siècle, dont les générations futures fredonneraient encore La Vérité, Vous ou Laura, en ignorant le nom d'l'auteur. « Je suis le dernier gisement inexploité », rigole-t-il. Parce qu'il est quasiment absent des bacs des disquaires depuis quinze ans et que son catalogue, riche de plus de 200 chansons, est un interminable feuilleton de transferts, de cessions et de procédures – de Philips à Polygram en passant par Festival, CBS, RCA, Ades, Hachette, Musidisc ou Trema –, Guy Béart a la douloureuse impression de n'être plus nulle part. En 1995, avant d'entrer en cure de sommeil, il avait fait un disque qui, malgré son titre volontariste (Il est temps... que je sorte de tombeau), est resté fantomatique, faute d'une bonne distribution. Alors le pionnier qui avait créé, en 1963, sa propre maison de production, Temporel, va quand même devoir se résigner à signer avec une major. À 73 ans, le voilà de nouveau immergé dans une phase d'écriture.

Solitaire invétéré – saisi parfois de bouffées mondaines –, il ne quitte plus guère son refuge de Garches (Hauts-de-Seine) acheté en 1967, et son capharnaüm bourré de souvenirs. « Il y a dix ans que je range... », assure-t-il. De fait, les pièces de l'immense maison de 1 200 m2, conçue dans les années 1930 par un architecte du Bauhaus, sont envahies de montagnes de cartons, de milliers de cassettes vidéo et d'autant de livres, de dizaines de guitares, de magnétophones, de magnétoscopes, d'ordinateurs masquant un mobilier hétéroclite, presque kitch. Sur la pelouse du parc, un morceau des escaliers du troisième étage de la tour Eiffel (acheté aux enchères, en 1982) colimaçonne vers le ciel. Certains de ses copains dessinateurs – Wolinski, Cabu, Plantu – aiment, paraît-il, s'y jucher.

Et Béart parle, parle... en tétant cigarette sur cigarette, pour dire sa vérité de pessimiste gai. Sans doute un peu amer d'être condamné à une marge qu'il a toujours revendiquée, mais rejetant l'aigreur : « Non, pas aigri, très critique, mais je l'ai toujours été ! » Guy Béart a le coup de griffe facile, contre les grandes gueules, les cuistres, Serge Gainsbourg – « un petit maître, à l'occasion plagiaire » qui, dans son numéro de Gainsbarre, l'avait traité de blaireau sur le plateau d'Apostrophes, en 1986. Il se reconnaît une pointe d'orgueil – « j'ai parfois été un peu condescendant ».

Souvent campé devant le petit écran, il n'en compare pas moins la télé à l'équarisseuse, chère à Jarry, où « chacun s'efforce de vendre sa salade et, surtout, de plaire... Moi, je préfère être estimé qu'aimé ». Ainsi conserve-t-il une tendre fierté pour son émission Bienvenue, créée en 1966, et qui lui a permis d'accueillir des personnalités aussi différentes que Jacques Duclos, Robert Boulin, « ce ministre qui s'est fait trucider », Aragon, Devos, Brassens, Michel Simon ou Duke Ellington. Un rêve de télévision réalisé sans fric (en juin 1970, il avait enregistré vingt-deux émissions en un mois), qui donne un sérieux coup de vieux aux plateaux criards du PAF.

Sur les murs de sa maison, il a collé des pense-bêtes, des résolutions ou des devises, dazibaos tracés au feutre, mais aussi des coupures de journaux et des cartes postales – comme le faisait Aragon dans la dernière partie de sa vie. On y découvre aussi quelques photos, de ses anciennes compagnes – sur un cliché, trois d'entre elles, apparemment en excellents termes, le coudoient fraternellement –, de ses filles, de ses parents.

Né au Caire (Égypte) en 1930, Guy Béart a grandi autour de la Méditerranée, Nice, l'Italie, la Grèce. « De 1940 à 1947, j'ai vécu au Liban, c'était un pays fabuleux de tolérance qui ne se prenait pas pour la Suisse du Proche-Orient. Nous n'étions pas sous la chape de Pétain, mais j'y ai vu les effets du nazisme. Beyrouth était plein de réfugiés Juifs, Kurdes, Polonais. » À 17 ans, le bac en poche, il monte à Paris avec une recommandation pour l'École normale de musique, mais entre comme interne au lycée Henri-IV, immenses dortoirs et lavabos glacés, s'y fait des copains pour la vie. Math sup, math spé, puis l'École nationale des ponts et chaussée, rue des Saints-Pères.

Il écrit des pièces de théâtre, dessine, prépare une thèse sur la dislocation des cristaux, enchaîne les petits boulots, puis travaille plusieurs années comme ingénieur dans un bureau d'études. C'est à La Colombe, un bistrot du Quartier latin, qu'il s'envole vers sa nouvelle destinée, en chantant pour les copains. Lorsque le découvreur de talents Jacques Canetti le fait passer aux Trois Baudets (avec, à la même affiche, Mouloudji, Brel, Devos, Pierre Dac et Francis Blanche !), il lui faut apprivoiser la scène qui le paralyse, affermir sa voix, blanche, avant d'oser affronter Bobino ou l'Olympia. En 1955, Brassens le reçoit et l'écoute dans sa loge du Théâtre de verdure de Nice en lâchant « une autre ! », après chaque chanson et en glissant à son copain Jacques Grello : « Écoute ! Il sait les faire ! » Ces deux-là seront un peu ses parrains avant que la critique et le public ne prennent le relais.

Avec Qu'on est bien, Le Quidam, Bal chez Temporel, Chandernagor, Le Chapeau, l'originalité de son talent éclate dès son premier 25 cm enregistré, à 27 ans, en présence de Boris Vian qui chantait dans les chœurs. « En 1957 j'étais une vedette, mais en 1963, le twist devant régner sur le siècle, j'étais un has been. À 33 ans, je n'avais plus qu'un renom. »

>Le rebond vient vite. « Contrairement à Brel ou Brassens, je ne me destinais pas à la chanson, et, comme le succès a été immédiat, je n'ai pas connu les vaches maigres, je n'ai pas été obligé de me constituer un réseau ni un clan et je n'ai jamais eu à jouer un personnage », se souvient-il. Rasé de frais, sagement coiffé, avec son polo ou sa chemise-cravate sous un costume de bureaucrate, le noctambule austère qui ne fumait pas, ne buvait pas, était avare de parole (il s'est rattrapé), n'avait, effectivement, rien moins qu'une dégaine.

S'il ne s'attarde pas sur sa jeunesse, c'est, glisse-t-il mystérieusement, « pour ne pas influencer mes enfants de toutes les couleurs et de toutes les religions ». Une simple image ? Pas forcément. Il a, officiellement, deux filles, demi-sœurs, Eve, créatrice de bijoux, et Emmanuelle, comédienne-star et ambassadrice de l'Unicef, qui a su donner un nouvel éclat à son patronyme. « C'est l'homme le plus intelligent que je connaisse », confie cette dernière, « Il n'a jamais fui, ne s'est jamais fui. Il pratique l'hospitalité à l'orientale. Il te recevra en grosse chemise et, si tu lui plais, il ne te laissera pas partir. » Exact.

>Même si elle n'a jamais vécu avec lui – « J'ai dû le rencontrer moins de trente fois durant mon enfance et mon adolescence » et déteste la maison de Garches où, quand elle voulait aller au ciné, son père lui répliquait : « Va plutôt dans ta chambre et apprend à t'ennuyer », Emmanuelle sait justement parler de ce père, en creux, qu'elle a accompagné chez Brassens ou au chevet d'Aragon agonisant. « Mes parents étaient séparés à ma naissance. Il ne me reste d'eux que la photo d'un couple aux yeux bleus, aux cheveux de jais, à la peau mate, d'une incroyable beauté... », souffle-t-elle, émue.

La fille prodige, fan de... Léo Ferré, « qui osait gueuler et dégueuler son chagrin quand il avait mal... », admire aussi l'ancien timide qui, dans ses textes ciselés, est resté un pudique. Parce qu'il est « ailleurs, barré, hors du cadre, avec en même temps une capacité dingue à être dans l'instant », d'où sa manière de vivre « chaque concert comme si c'était le premier et le dernier ». Dans son répertoire d'anthologie, elle aime d'abord les textes les plus intimistes : Poste restante, La vie va, Couleurs.

L'homme qui aimait les femmes, et avoue avoir été « amoureux à en mourir sept ou huit fois », n'a jamais réussi à prolonger une vie de couple au-delà de cinq ans. Mais presque toutes les femmes de sa vie se retrouvent dans ses nombreuses chansons autobiographiques, d'autant plus émouvantes que ces histoires d'amour, en général, finissent mal. On écoute autrement Allo, tu m'entends ?, ces derniers mots, atrocement banals, d'une passion qui fout le camp, dans une cabine téléphonique de la place Victor-Hugo, si l'on sait qu'ils étaient adressés à une femme particulière, Geneviève, la mère d'Emmanuelle, pour laquelle furent également écrits Les Grands Principes et Filles d'aujourd'hui.

De l'admirable Poste restante, dédiée à Micheline, la belle étudiante dont la mère de Guy interceptait les lettres, au légendaire Il n'y a plus d'après, vaine tentative de réanimation d'un amour dans ce Saint-Germain-des-Prés où même les cafés-crème n'ont plus le goût qu'tu aimes, en passant par l'érotico-insolent Chandernagor, dévoilant les secrets de la femme aimée envolée, Il y a plus d'un an (dont la clé est dans la chute : T'as peut-être un enfant qu'a une dent contre moi) ou Grenouille de l'étang, tendre surnom de Cécile, l'aristocrate qui avait rompu avec sa famille pour suivre le baladin débutant – la vie et l'œuvre sont aussi inextricablement mêlées chez Béart que chez Ferré. Jusqu'à ce bouleversant Hôtel-Dieu, où il raconte la mort de sa mère, à l'hôpital du même nom, avec les mots des pauvres gens « Allons, c'est fini, c'est fini »...

C'est beaucoup plus allusivement, entre les lignes, qu'il a évoqué son propre combat contre un double cancer, opéré à deux reprises parce qu'il avait refusé la chimio et les rayons, et qui – entre les premiers symptômes, en 1979, et l'instant miraculeux où la faculté l'a déclaré guéri, en 1999 – lui a bouffé vingt ans de sa vie.

En racontant son amitié avec Georges Pompidou, qui a tant brouillé son image, Guy Béart révèle que leur première rencontre remonte à... 1947 ! « En math sup, j'avais un prof de français, Louis Audibert, qui avait demandé à l'agrégé Pompidou de faire une conférence sur Baudelaire. Comme j'avais posé quelques questions intelligentes, mon prof m'a invité à dîner avec le conférencier. Ensuite, je ne l'ai revu qu'en 1958, chez Pierre Lazareff – le Riquet à la houppe de Rotatives – qui recevait le Tout-Paris dans sa propriété de Louveciennes. Je venais de sortir L'Eau vive, 52 semaines au hit-parade. Et là, le courant est passé avec ce fils d'instit', petit-fils de vacher, pure émanation de la France profonde. En 1965, Georges et Claude sont venus m'applaudir au Vieux Colombier. Pompidou, c'était d'abord pour moi le fin lettré, auteur d'une Anthologie de la poésie française. On se tutoyait, on jouait aux échecs, au poker, on riait beaucoup, il voulait que j'épouse sa nièce... On ne parlait pas de politique, je n'ai jamais ni chanté ni même voté pour lui ; parce qu'il ne faut pas confondre l'amitié et la politique... »

Le saltimbanque se souvient du jour où il a emmené l'ami président dîner dans le moulin de l'autre ami Georges, Brassens, et où il avait mitonné sa fameuse noix de veau. Guy Béart n'a pas oublié non plus les blessures infligées par les allusions perfides d'un quotidien sur le chanteur préféré de Mme Pompidou. À propos de l'affaire Markovic, il affirme n'avoir « jamais assisté à ces prétendues parties fines, colportées par la rumeur », et en veut à « ceux qui ont cité plein de noms pour brouiller les pistes ».

On lui a moins fait grief d'avoir fréquenté un autre puissant, François Mitterrand, qu'il a accompagné dans un voyage au Japon où il enchaîna moult chansons devant l'empereur Hirohito. L'entrevue la plus extraordinaire eut lieu en mars 1974, dans la loge du Carré Thorigny. Le futur candidat à la succession du président Pompidou a alors mystérieusement confié au chanteur une lettre cachetée à la cire rouge, destinée au grand malade (décédé le 2 avril 1974). « Je l'ai fait passer à sa directrice de cabinet, mais je n'ai jamais su ce qu'elle contenait... » Guy Béart a ainsi souvent joué les intermédiaires, notamment en 1970 pour éviter qu'Aragon et Elsa – ses intimes depuis 1960 – ne soient expulsés de leur appartement de la rue de Varennes, face à Matignon, ou encore pour « sauver le Centre Pompidou » en jouant les conspirateurs avec François Mitterrand et Jack Lang.

On rêve à l'évocation d'une soirée, au début des années 1960, chez Louise de Vilmorin – qui avait hébergé le chanteur dans son château de Verrières après l'une de ses ruptures. Avec des personnages on ne peut plus typés et contrastés – André Malraux, compagnon de Madame de, Salvador Dali et sa muse Amanda Lear, Maurice Chevalier – la distribution est aussi ébouriffante que le scénario. « Dali était impressionné par Malraux, qui lui-même restait coi en face de Chevalier, moi j'étais intimidé par tout le monde. Du coup, c'est le môme de Ménilmuche – Chevalier – qui, durant toute la soirée, a tenu le crachoir. »

Robert Belleret

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